Le testament français – VIVRE VIVANT
Poétique, cru, mélancolique, lent, ça peut être difficile de rentrer dedans mais ensuite on plonge dans cette âme complexe, si russe, et si universelle à la fois.
Maintenant il y a des scènes lumineuses qui me reviennent au fil des jours, je me sens portée par cette histoire, portée et éveillée à un autre niveau de conscience…
Cette scène magique et incroyablement simple par exemple, où tout son être de jeune adolescent s’apaise quand sa grand-mère lui lit un poème :
Il était torturé depuis des mois et j’étais torturée avec lui au fil des pages, cette torture intérieure que je connais si peu et que je commençais enfin à comprendre, l’éveil du désir chez un garçon…
Les ados qui découvrent la femme, c’est souvent de façon si affreusement vulgaire, des images captées ça ou là, des scènes racontées par leurs camarades, ou le porno, ça leur arrive soudain comme ça dessus, sur leur cœur qui était hier celui d’un enfant et qui soudain…
soudain est envahi par ces images d’une vulgarité perturbante.
Et ils sont avides de désir et ces images tournent en eux et
ils se sentent sales
ils se sentent coupés en deux,
humiliés par leur propre désir qui est devenu en quelques jours si bestial, jouissant même de la violence, du pouvoir, de la possession abjecte sur le corps féminin…
On suit avec douleur la coupure intérieure de ce garçon, entre avidité et dégoût,
et puis soudain
cette scène bouleversante
où le jeune s’apaise par un poème de Baudelaire
où le désir du féminin soudain devient
enfin
empli de dévotion
C’est de cette dévotion dont ils ont soif, ces garçons ébranlés par le désir nouveau.
C’est cette dévotion qui sait les faire désirer le féminin sans se détester eux-mêmes.
C’est cette dévotion qui leur est refusée dans tout ce qui est vulgaire, que ça leur vienne de leurs pairs ou du porno ou de leur imagination déjà abîmé…
C’est cette dévotion qui est impossible dans tout le désir déshumanisé pour des parties du corps de la femme, ou pour son corps entier mais détaché du réel, du battement intime de son cœur…
Sa grand-mère a compris
et elle lui lit un poème sur une femme
et voilà que ça guérit tout cela
une femme qui est là
une
entière
dans un jardin
cette présence tranquille, humaine,
du féminin dans une chaude journée d’automne,
et la dévotion douce dans le cœur de l’homme qui regarde
le désir presque cosmique pour cette femme qui est là et pour tout ce qui vient avec elle : le paysage, la douceur, la beauté à couper le souffle, la force de cette présence si intime et si autre à la fois, la proximité du tout-autre, d’un être humain si autre qui se manifeste dans un corps si autre et envoutant de douceur…
Un poème qui en quatre vers dit ça et
son cœur est guéri
parce qu’enfin il peut se réunir à son corps.
Voilà
Ce n’est qu’une scène parmi d’autres.
Il y aussi toutes ces scènes douloureuses et magiques où il prépare l’arrivée de sa grand-mère à Paris.
J’ai eu des frissons violents en lisant au détour d’une page enfin ce rêve si absurde et si nécessaire :
faire venir sa grand-mère en France.
Rien d’autre ne peut avoir de sens puisqu’il a compris il y a vingt ans, il a compris ce qu’il a ensuite oublié et qui enfin lui est revenu,
il avait compris il y a vingt ans ce que la France signifiait pour Charlotte.
Ce que ce pays quitté pour toute une vie signifiait pour cette profonde, profonde, profonde, douce, ardente âme française. Courageuse âme, devenue limpide, devenue sereine, devenu résignée mais pas suffisamment résignée pour que ne transparaisse pas ce que son petit-fils comprendra, combien la France encore l’appelait… combien la France était sa terre, sa poésie, son accoucheuse éternelle…
Et c’est ça qui fait la magie de ce livre
des scènes parmi d’autres
des scènes où l’instant est saisi si densément, si simplement
qu’elles en deviennent éternelles
et nous inondent de lumière
douce
et mélancolique
mélancolique
parce que c’est aussi le livre où j’ai été plus fort que jamais
confrontée au mal
plus fort que dans n’importe quel livre de Primo Levi ou des goulags et toutes les histoires absolument terribles que j’ai lues ou entendues depuis vingt ans
ici l’existence du mal m’a enfin jailli en pleine face
enfin
ce mal que j’aimerais tant ne pas voir (et je dirai pourquoi dans mon prochain post)
ce mal, avec Andreï Makine, j’ai enfin pu me laisser saisir par son existence
l’accepter
parce que l’auteur est si
russe
si délicat
il arrive à montrer le tout de son âme : la torture du mal et l’infinie lumière
la complexité abominable, et la simplicité regagnée
il arrive à les faire sentir
et la médiocrité
et la faiblesse morale
et la force morale
et qu’est-ce que c’est que d’être un doux héros du quotidien
comme cette grand-mère dont le cœur est devenu plus fin que le givre, plus lumineux, totalement humanisé
après toute une vie…
oui parce qu’Andreï Makine approche tous les instants avec une telle transparence et une telle pudeur à la fois
il a réussi
le premier
à me faire sentir l’éveil contre le mal sans que ça m’étourdisse d’horreur
non je n’étais pas étourdie
les sens assourdis
la pensée assommée
non j’étais là
et je laissais tout cela me pénétrer
me parler
j’ai pu sentir avec lui
faire face
sentir
devenir un petit plus sage peut-être
un petit peu plus forte
les yeux plus ouverts
et plus doux à la fois
Et le plus beau dans tout ça…
c’est qu’elle s’appelle Charlotte.
A chaque fois qu’il revient à ce Charlotte
– il parle de Charlotte
ce qu’elle dit
ce qu’elle fait
si simplement –
il écrit son nom et on le sent résonner dans sa bouche comme une petite pomme délicate délicieuse tranquille
une petite pomme française
le plus beau c’est qu’elle s’appelle Charlotte
il n’aurait pas pu y avoir de nom plus adéquat pour cet archétype de la finesse
cette grand-mère française blottie pour toute sa vie au milieu de la Sibérie
qui a gardé toujours
sa perle précieuse française
son style
son amour.
Et voilà, avec ce livre j’ai découvert Andreï Makine et il va faire partie de mon top 3 désormais.
Les trois auteurs qui me bouleversent le plus portent en eux profondément deux langues – et du coup ils peuvent passer dans cet entre-deux de la langue…
là où elle dit vraiment la vie…
Alors il y a Henri Troyat, ce russe qui écrit en français, et Andreï Makine maintenant, pareil, et puis Nancy Huston, cette canadienne qui maîtrise si bien l’anglais et le français de France et celui du Québec qu’elle se traduit elle-même et que ses livres sont des chefs d’œuvre de langue, de style, de vitalité… et que toujours elle arrive à placer ses mots non pas dans la nécessité de la langue qui pense en nous, mais avec la liberté de l’artiste qui danse au-delà, dans l’entre-deux.
Pour devenir l’écrivaine que je veux être, il était peut-être nécessaire que j’épouse un anglophone, et que je patauge pendant sept ans dans cette douleur de butter contre une langue étrangère, d’être loin de ma langue et de ne pas même pouvoir exprimer les tréfonds palpitants de mon cœur à mon bien-aimé… en tous cas pas dans ma langue, ni dans la sienne qui me sera toujours à la fois intime et étrangère, alors il faut créer l’autre langue.
Quand il devient nécessaire de créer l’autre langue, c’est peut-être là que l’écrivain se réveille,
l’écrivain qui puisse me bouleverser.
Et je veux être l’écrivain qui puisse me bouleverser…
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